Le premier médicament contre le paludisme est né. Malgré ses effets parfois dévastateurs sur les systèmes nerveux et cardio-vasculaires, il va accompagner l’histoire de la colonisation au point de devenir un atout militaire pour les puissances européennes. Pendant la Première Guerre mondiale, la voilà ainsi au cœur d’une bataille d’approvisionnement. L’Allemagne, privée de la quinine détenue par les Hollandais sur l’île de Java, perd beaucoup d’hommes à cause du paludisme dans les Balkans. En réponse, les chimistes allemands vont travailler sur un substitut à la quinine dans l’entre-deux-guerres et développent, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, un premier antipaludique synthétique : la quinacrine. À l’époque, ils planchent aussi sur le diphosphate de chloroquine, mais jugent la molécule trop toxique.
En même temps qu’elle s’embrase, la planète se lance dans une course effrénée à l’antipaludéen, qui la mènera à la découverte de la chloroquine. En 1942, les Japonais mettent la main sur la quinine de Java, privant les alliés d’une arme de défense sanitaire majeure. « À Guadalcanal et dans le Pacifique, on estime que les Américains ont perdu plus de soldats en raison du paludisme qu’à cause des Japonais », précise Leo B Slater. Les États-Unis lancent alors un programme pour trouver leur propre substitut et développent l’Atabrine, aux effets secondaires désastreux. « Ça jaunissait la peau, détaille Fiammetta Rocco. Par ailleurs, de nombreux marines ont mis leurs tablettes à la poubelle quand les Japonais ont commencé à passer des messages radio annonçant que l’Atabrine rendait impuissant. »
À 14 000 kilomètres de là, les Allemands poursuivent leurs travaux sur deux substituts, la résochine et la sontochine. Le laboratoire Rhône-Poulenc - Spécia collabore alors avec Bayer. Deux chimistes français, Jean Schneider et Philippe-Jean Decourt, analysent les molécules allemandes. En 1942, le second croit tenir quelque chose et décide de mener des essais cliniques à Tunis. Alors que les Alliés débarquent en Afrique du Nord, en 1943, les deux scientifiques font une découverte sans commune mesure dans l’histoire des antipaludéens : cette molécule-là est moins nocive, plus efficace, bien plus que toutes les autres conçues jusqu’alors. Impressionné, Jean Schneider décide de confier ses résultats aux Américains. Tassé avec ses cinq mille comprimés dans un avion qui l’emmène à la rencontre du colonel LD Moore, à Alger, il sait que ce pourrait être un tournant dans l’histoire de la guerre et de la médecine. Karen Masterson, auteure de The Malaria Project (Berkley éd., 2015) a consulté la lettre qu’il a écrite aux Américains : « Il leur a donné ses recherches et ses médicaments, raconte-t-elle. Mais il a précisé qu’il en conservait les droits et que, quand la guerre serait terminée, elle devrait appartenir aux Français. » À la fin du conflit, les Américains se contentent de rebaptiser la molécule « chloroquine ».
Mao et Ho Chi Minh furent aussi traités à la quinine